LA PARTIE DE CARTES......
Il est neuf heures du soir, dans le petit café, Escartefigue, Panisse, César et M. Brun sont assis autour d'une table. Il jouent à la manillle. Autour d'eux, sur le parquet, deux rangs de bouteilles vides. Au comptoir, le chauffeur du ferry-boat, déguisé en garçon de café, mais aussi sale que jamais.
Panisse : Eh bien quoi ? C'est à toi !
Escartefigue : Je le sais bien. Mais j'hésite....
César (au chauffeur) : Hé, l'extra ! on frappe !
Le chauffeur : Voilà, Voilà !
César (à Escartefigue) : Tu ne vas pas hésiter jusqu'à demain !
M. Brun : Allons, Capitaine, nous vous attendons !.............
Panisse : C'est ce coup-ci que la partie se gagne ou se perd.
Escartefigue : C'est pour çà que je me demande si Panisse coupe à coeur.
César : Si tu avais surveillé le jeu, tu le saurais.
Panisse (outré) : Eh bien, dis donc, ne vous gênez plus ! Montre-lui ton jeu puisque tu y es !
César : Je ne lui montre pas mon jeu. Je ne lui ai donné aucun renseignement.
M. Brun : En tout cas, nous jouons à la muette, il est défendu de parler.
Panisse (à Escartefigue) : Tu ne dois regarder qu'une seule chose : ton jeu. Si tu continues à faire des grimaces, je fous les cartes en l'air et je rentre chez moi.
Escartefigue : Moi, je connais très bien le jeu de manille, et je n'hésiterais pas une seconde si j'avais la certitude que Panisse coupe à coeur.
César (à Panisse) : Tu te rends compte comme c'est humiliant ce que tu fais là ? Tu me surveilles comme un tricheur. Réellement, ce n'est pas bien de ta part. Non, ce n'est pas bien.
Panisse : Allons César, je t'ai fait de la peine ?
César : Quand tu me parles sur ce ton, quand tu m'espinches comme si j'étais un scélérat... je ne dis pas que je vais pleurer, non, mais moralement, tu me fends le coeur.
Panisse : Allons, César, ne prends pas çà au tragique !
César : C'est peut-être que sans en avoir l'air, je suis trop sentimental. A Escartefigues : A mou, il me fends le coeur. Et à toi ? il ne te fais rien ?
Escartefigues : Moi, il ne m'a rien dit.
César : O Bonne Mère ! vous entendez çà !
(Escartefigue pousse un cri de triomphe. Il vient enfin de comprendre, et il jette une carte sur le tapis. Pannise le regarde, regarde César, puis se lève brusquement, plein de fureur).
Panisse : Est-ce que tu me prends pour un imbécile ? Tu as dit : "il nous fend le coeur " pour faire comprendre que je coupe à coeur. Et alors, il jour coeur, parbleu !
(César prend un air innocent et surpris).
Panisse : Tiens, les voilà tes cartes, tricheur, hypocrite ! Je ne joue pas avec un Grec ; siou pasplus fada qué tu, sas ! Foou pas mis prendré per un aoutré ! Siou mestré Panisse, et siès pas pron fin per m'aganta !
(Il sort violemment en criant : "Tu me fends le coeur.....! ".